Les FAC n’ont pas le monopole des leaders imbéciles, des sociopathes, des tyrans, ni des gens qui n’ont pas de quotient émotionnel. On les retrouve dirigeants de grandes entreprises, directrices d’école, à la tête de grands hôpitaux, on les retrouve même au sein de l’église, bref, partout où ils peuvent gravir les échelons. Les FAC ne sont pas exemptes de ce problème de leadership toxique. Je serais même d’avis que les FAC, par leur nature stricte et très régimentée, offrent un environnement propice au leadership toxique.
Pour la première fois sur ce blogue, j’ai pris le temps d’interviewer plusieurs personnes afin de rédiger cet article. La démarche a été facile: tout le monde veut parler de son expérience sous un leader toxique. Grâce à ces témoignages, j’ai tenté de mieux définir ce qu’on entend par leader toxique. Je me suis aussi demandé ce qui permet qu’un leader devienne toxique. Finalement, je tente d’apporter ici des pistes de solutions pour éliminer ce fléau.
Définir le leadership toxique
Le leadership peut se définir comme l’art d’influencer le comportement humain. Il y a des leaders formels (ceux qui ont reçu une « autorité ») et des leaders informels (ceux qui ont du charisme ou un don naturel pour influencer les autres). Il y a des leaders positifs et des leaders négatifs.
« Un leadership positif tente de maintenir un climat de travail amical et chaleureux au sein de l’équipe afin de faire émerger le meilleur de chacun de ses membres. Le leadership négatif, quant à lui, influence les membres de son équipe par le jugement, le négativisme, l’opposition ou le désintérêt face au projet. » (source: HEC).
À une extrémité du spectre de leadership positif-négatif se trouve le leader toxique. Qu’est-ce qui le distingue du leader négatif? Selon mon interprétation, un leader devient toxique quand l’influence malsaine qu’il a sur son personnel a des impacts sévères à l’extérieur du milieu de travail.
La triade noire
Les psychologues ont identifié trois traits qui composent la sinistre « triade noire de la toxicité»: le narcissisme, le machiavélisme et la psychopathie.
Le narcissique
Les narcissiques ont besoin de se voir comme les meilleurs dans tout. Ils ne cherchent pas à élever les gens autour d’eux, ils ne cherchent qu’à s’élever eux-mêmes, en rabaissant les autres. Malgré cela, ils sont convaincus qu’ils sont de bons leaders, qu’ils sont humains. Pour se convaincre de leur bienveillance, il leur arrive de dire des bons mots à leur personnel. Ils le font parce qu’ils gardent tous précieusement sous leur chemise ce que j’appelle « le livre du parfait commandant de peloton« . Ils ont appris ce qu’ils doivent dire – « ménagez-vous, cherchez un bon équilibre travail-famille, ce n’est pas un sprint mais un marathon, il faut penser à soi aussi, etc. » – mais ils sont foncièrement incapables d’appliquer ces beaux principes. Ce sont des tyrans, leur vraie nature demeure. Les narcissiques n’aboutissent pas en thérapie: ils envoient les autres en thérapie.
Le leader toxique intelligent sait qu’il a besoin de certaines personnes clés pour arriver à ses fins: c’est souvent sa garde très rapprochée. Pour s’assurer de leur loyauté, il les charme, les cajole, il les traite aux petits oignons. Mais ces derniers ne pourront jamais quitter l’organisation car ils sont responsables du succès du tyran. À la longue, ils doivent eux aussi oublier leurs rêves et leurs ambitions. On appelle ça communément une « punition pour succès ».
Le machiavélique
Le leader machiavélique – adjectif dérivé de l’ouvrage « Le Prince » de Nicolas Machiavel, paru au XVIe siècle – use de multiples stratagèmes pour arriver à ses fins. Pour lui, la fin justifie pleinement les moyens. Il ne se gênera pas pour tirer régulièrement ses collègues ou ses subordonnés sous l’autobus. Pourquoi s’en prend-il à ses pairs et à ses subordonnés? Parce qu’ils constituent des menaces directes à son pouvoir; ce sont ces hommes et ces femmes qui pourraient vouloir prendre sa place ou, pire encore, lui ravir la place qu’il convoite à l’échelon supérieur.
Les leaders machiavéliques ont tendance à évaluer très rapidement les gens avec qui ils travaillent. Comme sur l’application Tinder, ils « swipent » rapidement à gauche ou à droite selon qu’ils jugent une personne compétente ou incompétente, voire, plutôt, utile ou nuisible à leurs buts. Et ils n’épargnent pas ceux qui swipent du mauvais côté. Certains vont même faire des pieds et des mains pour que ceux qu’ils considèrent faibles ou nuisibles ne soient pas envisagés pour une promotion. Ils n’hésiteront pas à appeler la chaîne de commandement de ces derniers pour s’assurer qu’ils n’aient pas de chance égale par rapport à leurs pairs. Ils effectuent un véritable travail de sape, qui se définit par des actions menées plus ou moins secrètement visant à détruire quelqu’un.
Le psychopathe
« Les traits de personnalité associés à la psychopathie incluent un manque d’empathie ou de remords, un comportement antisocial et le fait d’être manipulateur et instable. Il est important de noter qu’il existe une distinction entre les traits psychopathiques et le fait d’être psychopathe, communément associé à la violence criminelle » (Source: MindTools). Il y a des psychopathes dans toutes les armées, mais en général on fait un assez bon travail pour les identifier et les éliminer. Il demeure néanmoins que certains leaders démontrent des traits de personnalité cités plus hauts. Quand on pense à un leader psychopathe en uniforme, on songe généralement à un sergent qui crie à la face d’un soldat, mais c’est bien plus insidieux. Le leader toxique dénigre, il rabaisse, il joue sur le plan émotif, détruit la confiance à petit feu. Il ne se contente pas de crier une fois, il râle systématiquement. Pour celui ou celle qui reçoit constamment ses insultes, c’est la mort par mille blessures.
Au-delà des traits de caractère associés à la triade noire se trouvent d’autres caractéristiques des leaders toxiques; par exemple, certains leaders toxiques cachent sous leur façade de tyran un gros manque de confiance en eux. Pour cacher leur peur, ils vont constamment crier, sans comprendre que crier c’est perdre son sang-froid, c’est faire signe de faiblesse. Ils croient être prémunis d’une carapace pour se protéger quand, en réalité, ils portent sur eux une veste tactique remplie de mines et de grenades qui sèment le chaos dans les rangs. Ce n’est pas une armure qu’ils portent, c’est un arsenal.
À la lumière de ce que nous venons de voir, il apparaît que les leaders toxiques ont besoin de se sentir meilleur que les autres, ils ont besoin d’attention, besoin de dénigrer, voire besoin d’écraser. En gros, ils ne se contentent pas de briser des carrières, il vont jusqu’à briser des vies.
Impact sur l’organisation
Un leader toxique obtient des résultats rapidement, ce qui renforce sa conviction qu’il utilise la bonne approche. À court terme, la technique fonctionne, c’est indéniable. Par contre, à long terme, il crée des dommages incommensurables en laissant derrière lui ce que j’appelle « une traînée de destruction »: des carrières brisées, du personnel en thérapie, des individus complètement blasés et cyniques, et parfois des vies brisées. Pour citer textuellement une amie officier, un leader toxique:
« …manipule, il ment, il t’humilie, il abuse de son pouvoir, il t’agresse verbalement, il te dénigre, il corrompt ton environnement par le mensonge à ton sujet, il nuit à ta carrière, il t’envie, te jalouse à la limite, te faire perdre confiance envers la chaîne de commandement, t’isole, et te détruit à petit feu, ce qui crée des impacts à tous les niveaux : mental, physique, émotif, etc. »
Un autre ami m’a écrit que, lors de son déploiement en Afghanistan, son supérieur « a testé et brisé sa résilience ». Ce sont des mots forts, qui proviennent d’un officier supérieur dans les armes de combat. On nous enseigne partout de créer un environnement où les subordonnés puissent se développer. Malgré tout, il existe encore des chefs qui cherchent à démolir ceux dont ils jugent qu’ils n’ont pas les compétences nécessaires pour mener.
Les leaders toxiques installent à la longue un climat malsain au sein de leur équipe, un climat de « chacun pour soi ». Ceci mène les subordonnés à faire de l’anxiété et, parfois, des dépressions. Les pairs ne prennent plus le temps de s’enquérir de la santé mentale de leurs coéquipiers parce qu’il n’y a pas d’esprit d’équipe. Parfois même, il n’y a tout simplement pas d’équipe. Comme le leader qui est l’intimidateur (bully) en chef, certains subordonnés en viennent à devenir des intimidateurs envers les autres. On choisit rapidement son camp: les forts pèsent sur les faibles. Chacun se dit: je ne me ferai plus piler sur les pieds, ce sera moi qui pilerai sur les pieds des autres.
Pourquoi récompense-t-on parfois les leaders toxiques?
Pourquoi, sachant tout ça, les leaders toxiques sont-ils récompensés? Premièrement, une partie du blâme doit être attribuée au système régimentaire (ou son équivalent dans les autres services/environnements). Les régiments identifient rapidement leurs poulains, les élus, ceux qui vont se rendre jusqu’au grade de général. Ces derniers sont identifiés très tôt, dès les phases d’entraînement. On sélectionne trop souvent ceux qui parlent fort, ceux qui ont de l’attitude, un gros égo, bref, ceux qu’on considère qu’ils ont « le look de l’emploi ». Ensuite, le régiment les pousse et, s’il le faut, balaie sous le tapis leurs petites erreurs de parcours. Qu’arrive-t-il si le régiment s’est trompé? Il continue tout de même à pousser, parce qu’admettre qu’on a tort, c’est pire que de retirer un candidat de la course.
On pousse aussi les leaders toxiques vers le haut parce qu’ils sont généralement efficaces, très efficaces même. Avec un leader toxique on marche les fesses serrées. On cherche à donner le 100% de soi-même, surtout au début, car on veut éviter que le sol se dérobe sous nos pieds, sans avertissement. Mais ces leaders ne sont pas seulement exigeants; on peut être exigeant sans être un salaud. Non, ils ne se contentent pas d’être exigeants, ils brisent leur personnel jusqu’à un point de non-retour. Ils pressent le fruit jusqu’à ce que les pépins et le noyau soient écrasés.
À la longue, c’est toute l’organisation qui perd au change. De un, le leader toxique épuise son personnel. De deux, sans nécessairement se rebeller ouvertement, les subordonnés vont de plus en plus garder pour eux leurs bonnes idées. Un bon leader fait générer des idées, alors qu’un mauvais leader croit qu’il a le monopole des bonnes idées. Avec le temps, son état-major va faire ce que j’appelle « de la résistance passive ». Certains vont même aller jusqu’à saborder un projet s’ils croient pouvoir le faire impunément. Le leader toxique pense qu’il tire le plus de jus possible quand, en réalité, il se tire dans le pied. Plutôt que de voir l’efficacité dans le leadership toxique, la chaîne de commandement devrait plutôt réaliser que les tyrans ne pensent pas au succès commun, ils n’envisagent que leur propre succès. Le problème institutionnel avec cette approche c’est qu’un autre chef viendra succéder au toxique et héritera d’une unité complètement vidée et démoralisée.
Je suis conscient du fait que l’on demande beaucoup plus à des militaires qu’à des civils; en fait c’est l’un des seuls domaines d’emploi où l’on peut aller jusqu’à demander le sacrifice ultime. Je suis aussi conscient que l’on doit endurcir les troupes pour les préparer à la brutalité du combat, un concept qu’on appelle l’aguerrissement. Je crois beaucoup en l’aguerrissement. C’est un processus essentiel pour créer des combattants. On endurcit les troupes à travers l’entraînement et les exercices; le modèle de leadership exercé lors de ces entraînements et exercices est forcément dur, sévère et intense. Mais il est possible d’être très exigeant sans pour autant tomber dans l’abus, le dénigrement et le harcèlement. La ligne est mince entre l’autorité sévère et l’abus, mais cette ligne existe et il faut toujours en être conscient. On peut être craint et respecté comme leader sans pour autant être détesté (pour ceux qui apprécient les enseignements de Machiavel).
Comment prévenir le leadership toxique
Comment peut-on prévenir le leadership toxique? Voici une liste peu exhaustive:
- Au départ, les superviseurs qui ont vent d’un leader toxique sous leur gouverne doivent faire preuve de courage managérial et prendre les mesures nécessaires pour rétablir le climat.
- Faire plus d’évaluations psychométriques et d’évaluations 360 degrés où les subordonnés sont appelés se prononcer sur le leadership.
- Assigner des mentors bienveillants aux officiers et aux sous-officiers prometteurs afin de les aider à développer les styles de leadership qui conviennent.
- Conduire des enquêtes sur le climat organisationnel pour obtenir les perceptions et perspectives des employés. Ces enquêtes abordent les attitudes et préoccupations qui aident l’organisation à travailler avec les employés pour instaurer des changements positifs.
- Investir sur le développement personnel (le savoir-être) et sensibiliser les chefs à l’intelligence émotionnelle.
- Faire entrer des leaders de l’extérieur à différents grades (par exemple, un chef d’entreprise devient lieutenant-colonel), une idée du général américain (retraité) Stanley McChrystal qui demeure assez controversée mais qui vaut la peine d’être étudiée.
- Intégrer des syndicats dans les rangs, comme le font la police et certaines armées étrangères, afin de prévenir les abus et d’éviter les décisions cavalières. Une autre proposition controversée mais certainement efficace.
Conclusion
Quand j’ai fait mes phases d’entraînement comme officier d’infanterie on m’a inculqué cette phrase simple: Mission First, Men Second. Les leaders toxiques n’appliquent que la première moitié de cette devise. Heureusement, les mentalités ont changé avec le temps. On dit dorénavant Mission First, People Always. L’une des « vérités » non discutables des forces spéciales est que les « humains sont plus importants que le matériel ». On a réalisé que l’humain était central à l’entreprise et qu’il pouvait briser comme on peut briser un morceau d’équipement.
Naguère, on confondait parfois narcissisme avec efficacité et arrogance avec leadership. Heureusement, les temps changent. On donne des formations sur la diversité, sur le harcèlement et on se préoccupe d’intégrer les membres de la communauté LBGTQ+, par exemple. Depuis quelques années, les langues se délient aussi. On hésite moins à passer au niveau supérieur de commandement et à dénoncer les abus des leaders toxiques.
Plus on élimine ces leaders, à tous les niveaux, moins on offre de mauvais modèles aux officiers et sous-officiers juniors. Il y a de l’espoir.
Merci pour ces mots sur les mots … J’adore votre style d’écriture. J’espère collaborer un jour. Salutations cordiales
Merci de me lire Marco. Je vais probablement écrire un article sur la transition à la vie civile, dans les prochains jours. On pourrait peut-être communiquer?
Maudit correcteur… les mots sur les maux 😉 on se parle c’est certain
Dieu que ça fait du bien de lire ça et de pouvoir constater que je ne suis pas complètement folle!!! Me rappelle un cas très clairement où je me suis demandé: « Comment il/elle a pu se rendre à ce grade??!! Comment la chaîne de commandement peut-elle ne rien voir au point d’envisager une autre promotion pour cet personne qui manque complètement de jugement dans son approche!!! Et peut-on m’expliquer pourquoi personne en autorité sur lui/elle, ne réagit face à ses comportements inadmissibles?!! Et le pire, je n’étais même pas impliquée, je n’était pas une de ses victimes à proprement dit! Mais seulement d’en être témoin, ça m’as bouleversé des années durant! Encore aujourd’hui j’en reviens pas!
Enfin merci pour ce beau texte si révélateur! Ceci étant UN sujet qui est abordé causant beaucoup de dommage au seins des FC. On pourrait faire quelques tomes de bien des sujets qui nous laissent avec beaucoup de dommages, et ce pour le reste de nos vies malheureusement.
Sincèrement, Merci!
Bonjour Isabelle, merci de me lire et de laisser un commentaire sur la plateforme. J’ai moi-même connu un leader des plus toxiques qui s’est rendu jusqu’au grade de major-général, ce qui est une aberration totale sachant que TOUS autour de lui, les subordonnés, les pairs ET les superviseurs, savaient que c’était un être hautement toxique. On l’a laissé faire des dommages jusqu’à un poste pratiquement au top de la pyramide. C’est tout simplement scandaleux.